Les yeux sans visage de Georges Franju (1959)
Christiane (Edith Scob), fille du docteur Génessier (Pierre Brasseur), a été défigurée dans un accident de voiture. Soignée dans une clinique, elle disparaît un jour mystérieusement. La police en conclut que, désespérée, elle sest suicidée. Hypothèse qui se trouve bientôt confirmée lorsque le cadavre dune jeune femme au visage horriblement mutilé est repêché dans
Georges Franju porte ici à lécran un roman de Jean Redon. Ladaptation est signée, outre lauteur lui-même, Boileau-Narcejac (duo décrivains français à qui lon doit, entre autres, Celle qui nétait plus, dont est tiré Les diaboliques de Clouzot, et Dentre les morts, qui inspira à Hitchcock Sueurs froides), Franju et Claude Sautet.
On retrouve dans Les yeux sans visage le réalisme sans concession mêlé de poésie dont sont empreints les courts métrages du cinéaste. Dans Les poussières, par exemple, film de prévention réalisé en 1954 pour le compte de
Le réalisme poétique des Yeux sans visage doit beaucoup au chef opérateur du film, Eugen Schüfftan. Ce peintre de formation arriva au cinéma par des chemins de traverses au début des années 1920, se faisant dabord connaître dans lunivers des effets spéciaux. Il développa notamment avec Ernst Kunstmann un procédé permettant, par une combinaison de miroirs et de maquettes, de donner l'impression de constructions gigantesques. Expérimenté sur le tournage des Nibelungen, cette technique -appelée Spiegeltechnik, ou effet Schüfftan- fut par la suite utilisée à grande échelle dans Metropolis ou Napoléon Bonaparte. Eugen Schüfftan se tourna ensuite vers la prise de vue, officiant comme directeur de la photographie sur les premiers films de Robert Siodmak (Les hommes le dimanche, Adieux), LAtlantide de Georg-Wilhelm Pabst, Le scandale de Marcel LHerbier ou encore Drôle de drame et Quai des brumes de Marcel Carné. Franju, qui avait une passion pour la lumière du muet (il parlait à son propos de magie orthochromatique), trouva en Schüfftan un partenaire idéal. Les deux hommes collaborèrent dailleurs sur deux autres films (
Les yeux sans visage est également profondément marqué par lesthétique expressionniste. Ce qui na rien de surprenant, puisque la seconde partie de luvre picturale de Schüfftan se rattache à ce courant artistique et quil fit ses premières armes au cinéma aux côtés des grands maîtres du genre. Le contraste entre les noirs -les scènes nocturnes, limperméable de Louise (Alida Valli), lassistante de Génessier, et dEdna (Juliette Mayniel), lune des jeunes femmes enlevée- et les blancs (la chemise de nuit et le masque de Christiane, les colombes ) contribue notamment à créer une atmosphère gothique singulièrement inquiétante.
Côté interprétation, aucune fausse note. Pierre Brasseur est remarquable en père animé dune passion folle (incestueuse ?) pour sa fille. Un amour qui le conduira aux pires atrocités pour lui redonner figure humaine. Au titre des curiosités, on relèvera sa scène avec son fils, Claude, ici dans le rôle dun inspecteur de police. Mais cest évidemment Edith Scob qui retient toute lattention. Elle illumine cette histoire épouvantable par sa silhouette fragile et éthérée. Sans Franju, lactrice n'aurait sans doute jamais connu le cinéma. Mais lon peut affirmer aussi que les films de Franju ne se conçoivent pas sans elle, qui tourna six fois sous sa direction :
Les yeux sans visage est donc un film à (re)découvrir. Il est disponible en DVD et Blu-ray chez Gaumont, dans une superbe copie restaurée. Les puristes déploreront cependant que le montage proposé soit incomplet. Ils préféreront donc la version complète commercialisée par Criterion, en zone 1, une édition qui comprend également Le sang des bêtes. On peut à ce propos regretter quaucun court métrage de Franju, à lexception du Grand Méliès, disponible dans le coffret Méliès de Lobster, ne soit aujourdhui proposé à la vente en France. Certains sont néanmoins accessibles en ligne, tels Hôtel des Invalides ou Le sang des bêtes. Je préviens toutefois ceux ou celles qui cliqueront sur ce dernier lien quil faut avoir le cur bien accroché pour supporter certaines images ! Franju népargne en effet pas son public. Mais comme il lobservait lui-même, si limage du cheval tué est terrifiante, cest parce quelle est ainsi dans la réalité. Sur ce point, on rappellera que Franju était un ardent défenseur de la cause animale, quil évoqua également dans A propos d'une rivière (1955) et Mon chien (1955), qui raconte l'itinéraire d'un animal abandonné par sa famille le jour du départ en vacances. Les yeux sans visage aborde aussi cette thématique. La scène finale nous montre ainsi Christiane libérant les chiens et les oiseaux enfermés dans la cave de son père afin de les soustraire à ses expériences.