Les yeux sans visage de Georges Franju (1959)

Publié le par BERENICE21

Christiane (Edith Scob), fille du docteur Génessier (Pierre Brasseur), a été défigurée dans un accident de voiture. Soignée dans une clinique, elle disparaît un jour mystérieusement. La police en conclut que, désespérée, elle s’est suicidée. Hypothèse qui se trouve bientôt confirmée lorsque le cadavre d’une jeune femme au visage horriblement mutilé est repêché dans la Seine. En réalité, le médecin a recueilli sa fille chez lui. Se sentant responsable de ses blessures, il est prêt à tout pour lui redonner un visage humain. Pour cela, il a installé dans le sous-sol de sa propriété un laboratoire secret où il expérimente sur des animaux une nouvelle technique de greffe. Persuadé d’être proche du but, il charge son assistante, Louise (Alida Valli), d’attirer des jeunes filles pour tenter l’opération…

Georges Franju porte ici à l’écran un roman de Jean Redon. L’adaptation est signée, outre l’auteur lui-même, Boileau-Narcejac (duo d’écrivains français à qui l’on doit, entre autres, Celle qui n’était plus, dont est tiré Les diaboliques de Clouzot, et D’entre les morts, qui inspira à Hitchcock Sueurs froides), Franju et Claude Sautet.

On retrouve dans Les yeux sans visage le réalisme sans concession mêlé de poésie dont sont empreints les courts métrages du cinéaste. Dans Les poussières, par exemple, film de prévention réalisé en 1954 pour le compte de la Sécurité sociale, l’auteur oppose en deux plans d’une saisissante mais douloureuse beauté la pureté de la porcelaine fabriquée par des ouvriers et la radiographie pulmonaire de ces derniers, atteints de silicose. De la même manière se succèdent ici des scènes au réalisme froid et documentaire (l’échec de la greffe de visage de Christiane est filmé comme un document médical) et des séquences oniriques, tel ce plan final nous montrant Christiane s’éloignant dans la nuit, une colombe posée sur la main droite.

Le réalisme poétique des Yeux sans visage doit beaucoup au chef opérateur du film, Eugen Schüfftan. Ce peintre de formation arriva au cinéma par des chemins de traverses au début des années 1920, se faisant d’abord connaître dans l’univers des effets spéciaux. Il développa notamment avec Ernst Kunstmann un procédé permettant, par une combinaison de miroirs et de maquettes, de donner l'impression de constructions gigantesques. Expérimenté sur le tournage des Nibelungen, cette technique -appelée Spiegeltechnik, ou effet Schüfftan- fut par la suite utilisée à grande échelle dans Metropolis ou Napoléon Bonaparte. Eugen Schüfftan se tourna ensuite vers la prise de vue, officiant comme directeur de la photographie sur les premiers films de Robert Siodmak (Les hommes le dimanche, Adieux), L’Atlantide de Georg-Wilhelm Pabst, Le scandale de Marcel L’Herbier ou encore Drôle de drame et Quai des brumes de Marcel Carné. Franju, qui avait une passion pour la lumière du muet (il parlait à son propos de magie orthochromatique), trouva en Schüfftan un partenaire idéal. Les deux hommes collaborèrent d’ailleurs sur deux autres films (La Première Nuit et La Tête contre les murs).

Les yeux sans visage est également profondément marqué par l’esthétique expressionniste. Ce qui n’a rien de surprenant, puisque la seconde partie de l’œuvre picturale de Schüfftan se rattache à ce courant artistique et qu’il fit ses premières armes au cinéma aux côtés des grands maîtres du genre. Le contraste entre les noirs -les scènes nocturnes, l’imperméable de Louise (Alida Valli), l’assistante de Génessier, et d’Edna (Juliette Mayniel), l’une des jeunes femmes enlevée- et les blancs (la chemise de nuit et le masque de Christiane, les colombes…) contribue notamment à créer une atmosphère gothique singulièrement inquiétante.

 

Côté interprétation, aucune fausse note. Pierre Brasseur est remarquable en père animé d’une passion folle (incestueuse ?) pour sa fille. Un amour qui le conduira aux pires atrocités pour lui redonner figure humaine. Au titre des curiosités, on relèvera sa scène avec son fils, Claude, ici dans le rôle d’un inspecteur de police. Mais c’est évidemment Edith Scob qui retient toute l’attention. Elle illumine cette histoire épouvantable par sa silhouette fragile et éthérée. Sans Franju, l’actrice n'aurait sans doute jamais connu le cinéma. Mais l’on peut affirmer aussi que les films de Franju ne se conçoivent pas sans elle, qui tourna six fois sous sa direction : La Tête contre les murs (1958), Les yeux sans visage, Thérèse Desqueyroux (1962), Judex (1963), Thomas l'Imposteur (1965) et, pour la télévision, Le dernier mélodrame (1979).

Les yeux sans visage est donc un film à (re)découvrir. Il est disponible en DVD et Blu-ray chez Gaumont, dans une superbe copie restaurée. Les puristes déploreront cependant que le montage proposé soit incomplet. Ils préféreront donc la version complète commercialisée par Criterion, en zone 1, une édition qui comprend également Le sang des bêtes. On peut à ce propos regretter qu’aucun court métrage de Franju, à l’exception du Grand Méliès, disponible dans le coffret Méliès de Lobster, ne soit aujourd’hui proposé à la vente en France. Certains sont néanmoins accessibles en ligne, tels Hôtel des Invalides ou  Le sang des bêtes. Je préviens toutefois ceux ou celles qui cliqueront sur ce dernier lien qu’il faut avoir le cœur bien accroché pour supporter certaines images ! Franju n’épargne en effet pas son public. Mais comme il l’observait lui-même, si l’image du cheval tué est terrifiante, c’est parce qu’elle est ainsi dans la réalité. Sur ce point, on rappellera que Franju était un ardent défenseur de la cause animale, qu’il évoqua également dans A propos d'une rivière (1955) et Mon chien (1955), qui raconte l'itinéraire d'un animal abandonné par sa famille le jour du départ en vacances. Les yeux sans visage aborde aussi cette thématique. La scène finale nous montre ainsi Christiane libérant les chiens et les oiseaux enfermés dans la cave de son père afin de les soustraire à ses expériences.



Publié dans Franju Georges

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